
Le scénario semble tout droit sorti d’une mauvaise série d’espionnage. C’est pourtant l’argument défendu par trois sénateurs américains qui ont déposé un projet de loi visant à interdire l’utilisation d’applications prenant en charge l’e-yuan, la monnaie numérique émise par la banque centrale chinoise[1]. Ils redoutent en effet que le gouvernement chinois ne s’en serve pour espionner les activités bancaires des citoyens américains.
Qu’est-ce qu’une monnaie numérique de banque centrale ?
À la différence d’une crypto-monnaie décentralisée à l’image du bitcoin, une monnaie numérique comme l’e-yuan est un actif numérique directement émis par la banque centrale d’un État souverain. Il s’agit d’une version numérique de l’argent fiduciaire, reconnue en tant que monnaie par les réglementations du pays concerné.
Depuis 2020, la Chine est le seul pays à expérimenter une monnaie numérique à l’échelle de son territoire. A la fin de l’année 2021, la Banque populaire de Chine revendiquait 261 millions d’utilisateurs uniques pour un total de 13,8 milliards de dollars de transactions[2].
Face à la concurrence des « cryptomonnaies » et au développement du projet Libra/Diem de Facebook, la Banque Centrale Européenne, la Banque royale suédoise ainsi que la Réserve Fédérale américaine ont décidé de lui emboîter le pas et travaillent désormais à la création de leur propre monnaie numérique afin de renforcer leur souveraineté monétaire.
La protection de la vie privée, principal enjeu des monnaies numériques
Dans un contexte de guerre économique avec les États-Unis, la Chine souhaite désormais capitaliser sur le potentiel symbolique de l’e-yuan et étendre son utilisation au-delà de ses frontières. L’utilisation de sa monnaie numérique a notamment été proposée aux visiteurs et athlètes étrangers lors des Jeux Olympiques d’Hiver du mois de février 2022[3].
Mais c’est une annonce des deux principales applications de paiement chinoises qui a mis le feu aux poudres. AliPay, qui appartient au géant Ant Group, et WeChatPay, du mastodonte de la messagerie WeChat, détenu par le groupe Tencent, ont décidé d’ouvrir leurs portefeuilles mobiles aux paiements en yuan numérique[4].
Cette décision est à l’origine du projet de loi déposé à la fin du mois de mai 2022 par les sénateurs américains Tom Cotton (R-Arkansas), Mike Braun (R-Indiana), et Marco Rubio (R-Florida), visant à interdire l’utilisation d’applications prenant en charge l’e-yuan.
En effet, ces applications sont téléchargeables sur le Play Store de Google et l’App Store d’Apple, ce qui peut laisser craindre un déploiement du yuan numérique sur le territoire américain.
À l’instar de ses collègues, le Sénateur Mike Braun considère que « le yuan numérique du Parti communiste chinois permet un contrôle direct et un accès à la vie financière des individus. Nous ne pouvons pas permettre à ce régime autoritaire d’utiliser sa monnaie numérique contrôlée par l’État comme un instrument pour infiltrer notre économie et les informations privées des citoyens américains. »[5]
Loin d’être farfelue, cette inquiétude est d’autant plus fondée que la Chine a opté pour la création d’un registre permanent des transactions en yuan numérique. Autrement, dit, toutes les données relatives aux transactions effectuées en e-yuan seront collectées et stockées par la banque centrale chinoise.
Ces données pourraient par exemple être utilisées par les autorités chinoises contre les entreprises étrangères qui utilisent leur monnaie numérique, afin d’obtenir des informations financières mais aussi d’analyser les comportements des utilisateurs de leurs services. Cet espionnage économique offrirait à la Chine un avantage compétitif considérable sur les marchés concernés.
L’euro numérique face à l’exigence de confidentialité des Européens
La peur de l’espionnage n’épargne pas les européens.
Au mois d’octobre 2020, la Banque Centrale Européenne a lancé une consultation publique au sujet de l’euro numérique en vue de créer sa monnaie numérique à l’horizon 2024[6]. La protection de la vie privée est apparue en tête des préoccupations du public comme des professionnels (43 %), suivie de la sécurité (18 %).
L’anonymisation des transactions et la stricte limitation de la collecte de données seront les clés du succès populaire des monnaies numériques au sein de pays démocratiques où l’ingérence de l’État dans les activités économiques des individus est particulièrement mal perçue.
[1] https://www.congress.gov/bill/117th-congress/senate-bill/4313/text?r=3&s=1
[2] « China’s digital currency: e-CNY wallet nearly doubles user base in two months to 261 million ahead of Winter Olympics ». South China Morning Post. 19 January2022.
[3] https://www.wsj.com/articles/beijings-digital-currency-push-at-winter-olympics-puts-visa-in-a-bind-11644402602
[4] https://siecledigital.fr/2022/04/08/yuan-numerique-debarque-sur-wechat-pay/
[5] https://www.cotton.senate.gov/news/press-releases/cotton-braun-rubio-introduce-bill-to-limit-use-of-chinese-digital-currency-in-the-us
[6] https://www.ecb.europa.eu/press/pr/date/2021/html/ecb.pr210414~ca3013c852.fr.html